Pourquoi la victime de violence ne se comporte pas forcément comme une "bonne victime" ?
Les conséquences sur le process judiciaire.
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Les femmes ont trois à quatre fois plus de troubles psychotraumatiques que les hommes. Cela a souvent été relié à une raison intrinsèque, au fait qu’elles étaient des femmes, c’est-à-dire fragiles, instables psychologiquement. En réalité c’est la conséquence directe du fait que les femmes sont victimes de violences bien plus que les hommes. Les mécanismes de survie étudiés ici expliquent parfaitement les comportements parfois incompréhensibles de la victime.
- Pourquoi la victime est confuse ?
La victime de violences conjugales se montre très souvent confuse dans le récit des évènements traumatiques. Elle se perd dans les dates, dans la chronologie et va même jusqu’à tenir des propos contradictoires. Évidemment, cela ne peut que lui porter préjudice dans un système judiciaire qui n’est pas formé sur le psychotraumatisme. Bon nombre de ses interlocuteurs vont se trouvés agacés, voire défiants à l’égard de son récit.
Nous l’avons vu, l’hippocampe étant déconnectée suite au traumatisme, la mémoire de l’évènement n’a pas été correctement enregistrée. Les victimes ont donc beaucoup de mal à se repérer dans le temps, éprouvent énormément de difficultés à décrire de manière détaillée les lieux. Elles sont envahies par un sentiment d’irréalité.
Le rôle de l’avocat est alors d’autant plus crucial : il est important qu’il ait noté les propos recueillis auprès de la victime tout au long des consultations afin de relever les possibles contradictions et de remettre en ordre la chronologie. Nous pouvons même conseiller d’enregistrer les conversations (avec son accord bien entendu) afin de ne pas déformer ce que pourrait raconter la victime et afin de pouvoir y revenir ultérieurement si besoin pour confronter ses propres allégations. En effet, plus la victime va travailler sur son psychotraumatisme, plus elle va pouvoir se rappeler ce qu’elle a vécu.
- Pourquoi la victime ne part pas ?
Lorsqu’un professionnel accompagne une femme victime de violences conjugales, son souhait le plus cher est que cette femme se défasse de l’emprise de son conjoint violent et qu’elle le quitte.
Bien évidemment cela n’est jamais simple et cela provoque souvent une incompréhension de la part de l’entourage de la victime, y compris chez les professionnels qui ne sont pas formés. Pourquoi ne part-elle pas ? Comment défendre une victime qui continue à habiter chez son bourreau, à « se laisser faire », à exposer ses enfants à la violence ?
Nous le savons, la violence engendre l’exclusion du sujet. La victime n’est plus un sujet mais devient un objet. Elle n’a plus d’existence propre et ressent souvent de la honte et de la culpabilité ce qui va l’empêcher de parler. Elle pense que ce qui lui arrive est « bien mérité ». Ce sentiment est largement conforté par les jugements extérieurs qui pensent que si elle ne se rebelle pas, c’est qu’elle le veut bien et qu’elle y consent.
Ces avis largement répandus sont réellement dangereux pour la victime car ils méconnaissent l’essentiel : partir c’est potentiellement mourir !
Dans une enquête intitulée "les dessous du féminicide", A. Houel, P. Mercader et H. Sobota explorent : «L’abandon associé à l’impensable de la séparation constitue le noyau central du processus à l’œuvre dans cette criminalité passionnelle. En d’autres termes, les hommes tuent pour garder leur femme. Les hommes tuent, non parce qu’ils perdent le contrôle d’eux-mêmes, mais parce qu’ils cherchent à exercer un contrôle sur leur partenaire. La dynamique du pouvoir est toujours prédominante : les posséder, exercer un contrôle sur leur sexualité et leurs capacités reproductives. D’où le risque accru quand les femmes les quittent ».
Le blog « Crêpe Georgette », tenu par Valérie Rey-Robert, analyse parfaitement ce processus :
« Comprenez (et cela serait bien que la police, la gendarmerie, les médecins, les services sociaux, la justice l’entende) que PERSONNE ne connait aussi bien le conjoint violent que sa victime. Elle sait ce que cela veut dire lorsqu’il hausse un sourcil, elle sait ce dont il est capable lorsqu’il prend une voix très douce, elle a appris à savoir ce qui l’attend rien qu’à la façon dont il ouvre la porte d’entrée. Elle connait le moindre de ses gestes, sait les analyser. Et elle sait aussi que lorsqu’elle lui est entièrement dévouée, il la frappe, l’humilie, la torture et la viole. Qu’est ce qui permettrait de penser qu’il va arrêter lorsqu’elle va accomplir un acte de désobéissance suprême ? Par quelle espèce de miracle s’arrêterait il parce qu’elle part ? ».
Si elle ne part pas, ce n’est pas parce qu’elle aime se faire battre et violer, c’est plus certainement parce que la victime sait que la séparation peut être synonyme de mort.
Afin d’apprécier la dangerosité d’un auteur de violences conjugales, il convient d’analyser, outre la gravité des faits de violence exercées, ses antécédents judiciaires et son non-respect des interdictions et décisions judiciaires. Monsieur se place au-dessus de la loi et rien ne peut l’arrêter ? Le danger est réel car la justice ne parvient plus à protéger la victime. Cette dernière est terrorisée, à juste titre.
Nous savons qu’il faut en moyenne six tentatives de départ du domicile conjugal pour qu’à la septième une femme puisse vraiment rompre la relation avec l’homme qui la violente.
Mathilde DELESPINE indique que ces allers-retours ne sont pas vains : la victime teste son autonomie, expérimente ses ressources et son réseau de professionnels, teste sa solitude, découvre la sécurité et vérifie sa capacité à vivre seule, à s’organiser seule.
Ces situations sont souvent mal comprises des magistrats qui tiennent régulièrement le discours selon lequel en restant la mère met en danger l’enfant. Encore une fois, le débat est déplacé. Le viseur est pointé sur la mère et ses carences (alors même qu’elle est en danger et qu’elle sait pertinemment que partir la place en danger de mort) et non sur l’auteur des violences.
- Pourquoi la victime ne ressent rien (donc elle ment) ?
Nous l’avons vu, l’état de dissociation déconnecte la victime de ses émotions, l’anesthésie et l’empêche d’identifier et de prendre la mesure de ce qu’elle subit. C’est grâce à cette dissociation que la victime est encore en vie ! Pour autant, notamment en présence de violences conjugales qui durent et se répètent dans le temps, la victime finit par être dissociée en permanence. Elle vit en « mode automatique », comme un robot. Ce qui lui confère un aspect très détaché. Elle ne ressent plus aucune émotion. Elle va même certaines fois banaliser ce qu’elle a vécu ! Cette dissociation entraine la mise à distance des évènements traumatiques subis ce qui entraine chez la victime une forme d’indifférence.
Les professionnels non formés vont considérer alors que la victime ment ou bien vont minimiser ce qu’elle a subi en pensant qu’elle ne va pas si mal.
Muriel Salmona prend l’exemple des accidents ou des attentats : « le personnel soignant du SAMU sait bien que ce ne sont pas forcément les personnes qui hurlent le plus et qui sont couvertes de sang qui sont forcément les plus en danger, mais que celles qui sont immobiles, pâles et silencieuses peuvent mourir d’une hémorragie interne dans les minutes qui suivent. Les médecins ont appris à ne pas se fier à leur réaction émotionnelle immédiate, de même les professionnels qui prennent en charge les victimes devraient apprendre à repérer les états de dissociation traumatique et à intellectualiser le danger pour les secourir, les protéger et les soigner efficacement ».
L’indifférence n’est pas la preuve qu’il ne s’est rien passé, mais qu’au contraire c’est bien la preuve que l’évènement a été extrêmement traumatisant !
- Pourquoi la victime est antipathique voire agressive ?
Nous l’avons compris, la mémoire traumatique est une mémoire « mal stockée ». Elle n’est pas gérée ni digérée par l’hippocampe mais est restée dans l’amygdale et va donc rester à l’identique, susceptible d’envahir la victime à tout moment. Cette mémoire traumatique des actes violents et de l’agresseur colonise la victime. L’auteur reste éternellement présent dans l’esprit de la victime, à lui imposer encore et toujours les mêmes actes atroces. La victime va alors confondre ce qui vient d’elle et ce qui vient de son agresseur. Elle va s’approprier des sentiments qui appartiennent à l’auteur des violences en pensant que ce sont ses propres émotions. La victime a le sentiment d’avoir plusieurs personnalités et d’être elle-même violente et perverse. Elle peut être envahie d’une rage effroyable sans comprendre pourquoi.
Muriel Salmona prend régulièrement l’exemple des victimes d’attentats terroristes pour expliquer ce qu’est la colonisation par l’agresseur : souvent, les victimes ont envie de tuer tout le monde. Ce sont les sentiments du terroriste qui ont envahi la victime.
Le sentiment apathique ou agressif de la victime vient de là. A certains moments, la colonisation de son agresseur est telle qu’elle va agir ou parler comme lui.
Par exemple, l’enfant victime a souvent un comportement inapproprié. S’il n’est pas diagnostiqué et pris en charge, il est envahi par ses propres émotions (pleurs, stress) mais également par les émotions de son agresseur (violence, propos injurieux, colères). Il est envahi d’images de violence et va les rejouer. Il risque de s’identifier de plus en plus à ces émotions, qui ne sont pas les siennes mais celles de son agresseur, ce qui fera de lui un potentiel agresseur...
- Pourquoi la victime n’est pas une bonne mère ?
Comme nous l’avons vu, l’emprise de l’auteur des violences conjugales est telle qu’elle entraine une carence maternelle à l’égard des enfants. Une femme battue vit dans la terreur. Dès lors, son attention pour sa survie est focalisée sur les agissements de Monsieur et elle délaisse ses préoccupations maternelles.
Cet argument adverse fondé sur les carences maternelles est souvent corroboré par le comportement des enfants dissociés. En effet, la dissociation affecte également les enfants ayant assisté directement ou non à des scènes de violences conjugales de leur père sur leur mère.
Il faut faire attention ! Souvent, lorsqu’il y a une séparation, les enfants paraissent aller bien lorsqu’ils sont chez leur père car le cerveau va se déconnecter pour pouvoir survivre. Les enfants vont comme s’anesthésier émotionnellement et physiquement. En effet, nous savons maintenant que la dissociation dure tant que perdure le danger. Au contraire, lorsque les enfants reviennent chez leur mère, ils se savent protégés et ne sont donc plus dissociés. Les troubles psychotraumatiques peuvent alors être observés : pleurs, colères, stress, difficultés à dormir.
Nous comprenons que ce mécanisme de protection peut prêter à confusion et c’est souvent la raison qui motive le magistrat à confier les enfants au père.
En conclusion, il est nécessaire, voire impératif, de connaitre les process de protection physiques et physiologiques des victimes afin de les accompagner de manière la plus adéquate possible. Cette compréhension peut, si elle est largement diffusée auprès des professionnels, éviter un certain nombre d'erreurs et de mauvaises appréciations de la situation.